Le salon de Clamart

 

En 1920, comme institutrice de 24 ans, petite fille d’un esclave affranchi, elle s’inscrit à la Sorbonne où elle est la première femme noire, pour poursuivre des études d’anglais. Un peu après, elle s’installe à Clamart avec certaines de ses 6 sœurs au 7 rue Hébert au moins une quinzaine d’années. La proximité de la gare lui permet à prix abordable d’avoir, en plus de ses études, une riche vie parisienne.

 

Habituée depuis sa plus tendre enfance à une vie de famille nombreuse (7 filles) sous la houlette d'un père exigeant mais fier de ses filles et d'une mère très musicienne (pianiste) très portée sur les relations et l'action sociales, Paulette et ses sœurs (arrivées successivement auprès d'elle) ont perpétré ce mode de vie à Clamart.

 

De par son inscription en faculté, elle a fait de nombreuses rencontres d'autres étudiants et pu connaître également divers intellectuels et artistes, notamment musiciens.Naturellement, comme elle dit souvent, ces artistes étaient invités à Clamart pour échanger idées et pratiques musicales, d'autant que, pianiste, également, ces rencontres à domicile étaient le meilleur moyen d'approfondir les découvertes faites en d'autres lieux.

 

C'étaient donc des séances de chant et piano, notamment, surtout après la découverte des negro-spirituals, dans les années 1925.

 Paulette Nardal:

 « Vers les années 1926/27, six ans avant la Revue du monde noir , c'était encore une période de gestation pour moi. C'est alors que sont arrivées les revues nègres. A partir de 1925 des artistes tels que Rollan HAYES, Marion ANDERSON... nous sentions que c'était quelque chose d'important pour nous autres ; pas tellement pour la race mais pour nous autres. »

 

  Les negro spirituals, datent de la même la même époque. Il n'y avait pas seulement les « revues nègres ». Nous avons eu le fameux quintette des « Fisk Jubilee Singers ». Je me souviens du récital qu'ils ont donné pour moi, chez moi à Clamart1. Ils étaient amenés par une amie qui s'appelait miss MANN et qui prenait des leçons d'orgue avec le comte de Saint-Martin, lequel était l'organiste de Notre-Dame. A partir de ce moment-là, j'ai reçu nombre d'artistes et aussi, ce qui est intéressant, les accompagnateurs de ces artistes qui m'ont donné beaucoup de conseils, de « tuyaux », d'accompagnement du chant, ce que faisaient les noirs américains. L'accompagnateur de Rollan HAYES, ( s'appelait-il Parham ?) Nous avons beaucoup collaboré. Autour du piano, il donnait énormément de conseils.« Je jouais avec eux, c'était un plaisir de chanter, d'écouter les conseils, la pose de la voix.Les accompagnateurs des artistes (comme le « Fist jubilee singers » ou Rollan Hayes) enrichissaient mes connaissances »

 

Bien que formée dans un milieu imprégné de musique classique, de musique européenne, nous nous sommes enthousiasmées pour des « Negros », une musique qui venait de noirs.

 

 Nous étions étudiantes, complètement assimilées. Quand je suis arrivée, je n'étais que Mademoiselle NARDAL. C'est en France que j'ai pris conscience de ma différence. Il y a certaines choses qui me l'ont fait sentir, et puis il ne faut pas oublier que nous avons été élevées dans l'admiration de toutes les œuvres produites par les occidentaux. Ce qui nous ramenait à presque rien.

 

C'était d'autant plus galvanisant, que cela élargissait nos bases classiques (quoique déjà bien complétées par la musique antillaise). Et cela a eu d'importantes répercussions dans nos rencontres intellectuelles, notamment avec des noirs américains comme Allan Locke, professeur de philosophie, ou Claude MacKay.Tout cela en même temps que l'éclosion parisienne des « revues nègres »... « cette nouveauté et ce dynamisme, cette gaîté et ce sens du tragique en même temps!avec des gens de grande valeur, on s'en rendait bien compte (combien de fois j'ai été serrer la main de Marian Anderson ou Florence Mill' »La lady du music hall »!) »

 

« Nous étions étudiantes, on n'avait pas beaucoup d'argent, mais nous étions tellement fières que chaque fois qu'un de ces artistes se produisait, on envoyait des « pneus » (télégrammes) à tous nos camarades. »

 Avec cette découverte de la fierté noire, j'ai écrit dans diverses revues ce qui a permis d'exprimer mes intuitions et que cela a servi à l'éclosion du mouvement (la négritude).

 

 J'insiste sur ce mot intuition.C'est pourquoi j'ai employé l'expression « suivre la pente de mon tempérament ». La fierté noire ne se fait jour dans ma conscience claire qu'après avoir entendu les negro spirituals et fréquenté les musiciens et des intellectuels américains"

 

 

 Paulette Nardal se promenait fréquemment à Paris Elle attirait le regard, si bien qu'on lui demandait souvent de poser pour des portraits

 

Dans « Aimé Césaire, un homme à la recherche d'une patrie » N Ngal rapporte :

 « Comme en témoigne le Negro-américain John H.Paynter :L'atmosphère de cette famille était typiquement française.Je trouvais une maison radieuse à tout point de vue:tant du point de vue des influences culturelles, des arts, que du point de vue social...La famille Achille (lignée de sa mère) avait une culture qui remontait à la période haïtienne au temps de Toussaint Louverture...Une cousine, Mlle Paulette Nardal,qui parlait couramment anglais, servait d'interprète en plusieurs occasions dans les conversations....Son charme jouait le rôle de catalyseur.J'eus le plaisir d'avoir un jour tout un après midi Mlle Paulette Nardal qui me servit de guide à travers Paris...avec son charme parisien inhabituel - quoiqu'avec son teint un peu foncé - elle arrivait à attirer l'attention des passants... »

 

Paulette Nardal :

 « Il y a eu , sans doute, le préjugé ambiant du Paris des années 30. J'ai été très sollicitée par les artistes, pendant mon séjour à Paris. J'ai posé pour nombre de gens. Il y a une dame qui m'a photographiée de profil, la tête attachée, simplement, attachée derrière. J'avais fait la connaissance d'amis avec qui nous avons fait la traversée de la France après que nous ayions débarqués à Marseille. Comme je les ai fait entrer chez moi ils ont vu - c'était un sépia, ils ont vu cela tout de suite « Ah! pourquoi vous êtes-vous attachée la tête ? » Ils n'ont pas compris. Cela faisait indigène ! C'est très curieux, les hommes !

 

Non seulement je me suis fait attacher la tête, mais ça m'allait mieux; je n'avais pas encore trouvé une coiffure qui me convenait. A ce moment-là, on ne se défrisait pas non plus !

 J'ai une photo qui était faite par une juive (la fille du théoricien du sionisme). C'est la photo d'une peinture. Cette peinture a dû faire le tour du monde et c'était intitulé « Jeune martiniquaise ». Là aussi, j'ai la tête attachée derrière. Je l'ai sur mon piano, je n'ai pas l'air très gaie ! C'est le tableau dont parle Florette MORAND?3 C'est elle qui a rencontré Maxa NORDAU4 à Paris et qui m'a rapporté cette photo.

 

Ce portrait fait le tour du monde. Parce que c'était une exposition.Elle a exposé un peu partout et en particulier en Amérique latine. Avec le recul, je crois que ce sont des juifs qui ont aidé le Docteur Léo SAJOUS pour la Revue du Monde Noir. Max NORDAU5, c'est le théoricien du sionisme. Nous avons connu beaucoup, beaucoup de gens et puis on a vécu en milieu international.

 Une fois, je passais dans la rue; deux femmes s'arrêtent me disent: « Oh! il faut absolument que vous veniez, nous voulons faire votre portrait. » La femme, la mère et la fille étaient peintre.Je n'avais rien d'autre à faire, je les ai suivis, j'ai posé pour elles. Elles ont fait vite,au bout d'une heure la mère m'avait fait beaucoup plus jeune d'aspect et la fille m'avait fait plus âgée. J'ai énormément posé!

 

 

Ces portraits ont disparu parce qu'on ne me les a pas donnés. Les seuls que j'avais chez moi (à Paris), on ne les a pas renvoyés. Heureusement que Max NORDAU l'avait fait photographier, sa fille l'a vendu, probablement. Et Florette MORAND a eu l'idée de me la renvoyer. »

(voir la photo page 54 du livre des entretiens mémoires)

 

 Cette intense activité culturelle, musicale, intellectuelle et journalistique (collaboration à la Dépèche africaine, organe du « Comité de défense des intérêts de la race noire » dans les années 1928/29) faite avec d'autres noirs allait aboutir à la création de la « Revue du monde noir » (1931/32), revue bien souvent écrite (articles traduits par elle) dans l'appartement de Clamart, après des articles écrit pour le député Lagrosillères dans « Paris Soir ».

 

Par ailleurs et en même temps, Paulette allait porter la bonne parole en faveur des noirs dans diverses revues ou manifestations, notamment avec le « Comité de coordination des associations contre la guerre et le fascisme » (suite à l'annexion de la Libye par l'Italie en 1935) ou bien en Belgique avec « Ad Lucem », mouvement chrétien très engagé en faveur de positions sociales ou internationales.

 

A travers l’organisation de ces rencontres les soeurs Nardal étaient innovantes en créant un nouvel espace d’échanges pour la diaspora noire de passage ou installée à Paris . Elles permirent aussi de transcender les stéréotypes féminins et de véhiculer une autre image des femmes noires que celle de la « vogue nègre » des music halls parisiens ou encore de la littérature.

 

Voir note 71,72 et 73 page 54 du livre "Fiertés de femme noire", Entretiens mémoires de Paulette Nardal